Avec l’agriculture, les humains ont appris à sélectionner les plantes les plus nutritives et résistantes, et à les croiser au besoin pour augmenter encore leur rendement. Au fil des générations, ils ont ainsi peu à peu orienté l’évolution des plantes cultivées. Les trois lauréats du prix Nobel de chimie 2018 ont contribué à développer des outils pour diriger l’évolution de façon plus précise et rapide, en laboratoire.
En 1993, Frances Arnold, à l’institut de technologie de Californie, et ses collègues ont ainsi effectué la première évolution dirigée d’enzymes – des protéines qui catalysent les réactions chimiques dans les cellules – pour élargir leur rôle à des environnements inhabituels. Le principe de la méthode est simple : 1) choisissez une enzyme dont la fonction vous intéresse ; 2) construisez une bibliothèque de mutants de cette enzyme ; 3) placez ces mutants dans des conditions où votre enzyme de départ ne fonctionne habituellement pas ; 4) ne gardez que les mutants qui ont fonctionné dans ces conditions ; 5) recommencez à l’étape 2 jusqu’à obtenir la sélectivité recherchée.
En utilisant une technique qui recopie des séquences d’ADN en y introduisant des erreurs (mutagenèse aléatoire par PCR), Frances Arnold et ses collègues ont ainsi produit un variant particulièrement efficace de la subtilisine E, une enzyme qui coupe la caséine (une protéine du lait) : non seulement ce variant était capable d’agir dans un solvant où l’enzyme d’origine ne fonctionnait pas, mais il était 256 fois plus efficace que celle-ci.
Les années suivantes, Frances Arnold et ses collègues ont optimisé la technique. Ils se sont aperçus que certaines régions des enzymes étaient plus susceptibles de fournir une amélioration que d’autres. Ils ont aussi développé des méthodes pour produire des bibliothèques de mutants plus variés. Et ils ont prouvé l’efficacité de leur technique sur de multiples enzymes et pour de multiples conditions, comme divers solvants ou diverses températures. Ils ont ainsi produit, par exemple, une enzyme très efficace à la fois à basse et haute température. Ils ont même réussi à faire d’une fonction minoritaire d’une enzyme sa principale fonction, en sélectionnant d’abord des variants qui avaient perdu leur fonction majoritaire, puis, dans un deuxième temps, en sélectionnant de nouveaux variants dont la fonction minoritaire était renforcée.
Aujourd’hui, les enzymes produites par évolution dirigée sont couramment utilisées dans l’industrie pour produire nombre de molécules telles que des biocarburants, des détergents, des exhausteurs de goût ou des molécules pharmaceutiques. Nombre des enzymes optimisées par l’équipe de Frances Arnold en font partie.
L’autre technique récompensée, nommée phage display (exposition à la surface de bactériophages), est apparue quelques années plus tôt. En 1985, George Smith, à l’université du Missouri à Columbia, a mis au point une méthode qui lui a permis de produire un peptide à la surface de bactériophages (des virus de bactéries). À l’aide d’un anticorps conçu pour reconnaître ce peptide, il a ensuite pu attraper les bactériophages qui avaient bien produit le peptide.
Là aussi, le principe est simple et ingénieux : dans le génome du bactériophage, une partie code une protéine mineure de la surface du virus. George Smith y a inséré une séquence d’ADN codant un peptide (un fragment de protéine), puis il a infecté des bactéries avec les bactériophages ainsi modifiés. Les virus se sont alors reproduits, certains portant le peptide à leur surface, d’autres seulement des bouts (voire aucun) ou des versions mutées au gré de la reproduction. En venant à la pêche avec un anticorps spécifique du peptide collé à un support solide, George Smith a alors récupéré une population de bactériophages mille fois plus riche en peptide qu’avant la pêche.
Si cette technique est d’abord passée inaperçue, elle a montré tout son potentiel quelques années plus tard, quand diverses équipes, dont celle de George Smith, l’ont utilisée pour isoler, parmi une bibliothèque de molécules, de nouveaux peptides ou anticorps hautement spécifiques d’une situation donnée. Ces équipes ont commencé par constituer d’énormes bibliothèques de bactériophages produisant plusieurs millions de peptides différents, puis sont venus à la pêche via la technique du phage display. Ils ont ainsi récupéré des peptides spécifiques de leur « hameçon », ce qui leur a permis d’en déduire le motif qui leur conférait leur haute affinité à l’hameçon.
Dans les années 1990, notamment, Gregory Winter, à l’université de Cambridge, et ses collègues ont utilisé cette technique pour produire de nouveaux anticorps à visée thérapeutique. Tout d’abord, ils ont montré que le phage display fonctionnait lorsque l’on remplaçait le peptide par un bout d’anticorps humain, plus précisément l’extrémité impliquée dans la reconnaissance de sa cible : les bactériophages exprimaient bien le fragment d’anticorps à leur surface, et il était possible de pêcher ces bactériophages marqués. Puis les chercheurs ont constitué une grande bibliothèque de bactériophages produisant différents variants de ce fragment d’anticorps et sont venus à la pêche avec des protéines que l’on cherchait à cibler dans diverses pathologies. Et en appliquant plusieurs fois ce procédé, ils ont suffisamment affiné la sélection des anticorps pour produire une molécule thérapeutique, l’adalimumab, qui neutralise une protéine, TNF-alpha, impliquée dans le déclenchement de l’inflammation dans de nombreuses maladies auto-immunes.
Depuis, plusieurs anticorps ont été obtenus par cette méthode, notamment contre le lupus et contre la toxine bactérienne responsable de l’anthrax. Et des essais cliniques en cours sur de nombreux autres suggèrent que l’exploration est loin d’être finie. Visitez notre site web ICI